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était présenté à quelqu’un du sous-groupe Saint-Loup, se creusait la tête, devant ce minimum si brusque de bonjour, revêtant volontairement les apparences de l’inconscience, pour savoir ce que le ou la Guermantes pouvait avoir contre lui. Et il était bien étonné d’apprendre qu’il ou elle avait jugé à propos d’écrire tout spécialement au présentateur pour lui dire combien vous lui aviez plu et qu’il ou elle espérait bien vous revoir. Aussi particularisés que le geste mécanique de Saint-Loup étaient les entrechats compliqués et rapides (jugés ridicules par M. de Charlus) du marquis de Fierbois, les pas graves et mesurés du prince de Guermantes. Mais il est impossible de décrire ici la richesse de cette chorégraphie des Guermantes à cause de l’étendue même du corps de ballet.

Pour en revenir à l’antipathie qui animait les Courvoisier contre la duchesse de Guermantes, les premiers auraient pu avoir la consolation de la plaindre tant qu’elle fut jeune fille, car elle était alors peu fortunée. Malheureusement, de tout temps une sorte d’émanation fuligineuse et sui generis enfouissait, dérobait aux yeux, la richesse des Courvoisier qui, si grande qu’elle fût, demeurait obscure. Une Courvoisier fort riche avait beau épouser un gros parti, il arrivait toujours que le jeune ménage n’avait pas de domicile personnel à Paris, y « descendait » chez ses beaux-parents, et pour le reste de l’année vivait en province au milieu d’une société sans mélange mais sans éclat. Pendant que Saint-Loup, qui n’avait guère plus que des dettes, éblouissait Doncières par ses attelages, un Courvoisier fort riche n’y prenait jamais que le tram. Inversement (et d’ailleurs bien des années auparavant) Mlle de Guermantes (Oriane), qui n’avait pas grand’chose, faisait plus parler de ses toilettes que toutes les Courvoisier réunies des leurs. Le scandale même de ses propos faisait une espèce de réclame à sa manière de s’habiller et de se coiffer. Elle avait osé dire au grand--