Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 8.djvu/74

Cette page a été validée par deux contributeurs.

expliquer cet état d’esprit, les Guermantes étaient assez différents du reste de la société aristocratique, ils étaient plus précieux et plus rares. Ils m’avaient donné au premier aspect l’impression contraire, je les avais trouvés vulgaires, pareils à tous les hommes et à toutes les femmes, mais parce que préalablement j’avais vu en eux, comme en Balbec, en Florence, en Parme, des noms. Évidemment, dans ce salon, toutes les femmes que j’avais imaginées comme des statuettes de Saxe ressemblaient tout de même davantage à la grande majorité des femmes. Mais de même que Balbec ou Florence, les Guermantes, après avoir déçu l’imagination parce qu’ils ressemblaient plus à leurs pareils qu’à leur nom, pouvaient ensuite, quoique à un moindre degré, offrir à l’intelligence certaines particularités qui les distinguaient. Leur physique même, la couleur d’un rose spécial, allant quelquefois jusqu’au violet, de leur chair, une certaine blondeur quasi éclairante des cheveux délicats, même chez les hommes, massés en touffes dorées et douces, moitié de lichens pariétaires et de pelage félin (éclat lumineux à quoi correspondait un certain brillant de l’intelligence, car, si l’on disait le teint et les cheveux des Guermantes, on disait aussi l’esprit des Guermantes comme l’esprit des Mortemart — une certaine qualité sociale plus fine dès avant Louis XIV, et d’autant plus reconnue de tous qu’ils la promulguaient eux-mêmes), tout cela faisait que, dans la matière même, si précieuse fût-elle, de la société aristocratique où on les trouvait engainés çà et là, les Guermantes restaient reconnaissables, faciles à discerner et à suivre, comme les filons dont la blondeur veine le jaspe et l’onyx, ou plutôt encore comme le souple ondoiement de cette chevelure de clarté dont les crins dépeignés courent comme de flexibles rayons dans les flancs de l’agate-mousse.

Les Guermantes — du moins ceux qui étaient dignes du nom — n’étaient pas seulement d’une qualité