Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 8.djvu/66

Cette page a été validée par deux contributeurs.

teur de « récits de voyages », il ne cessait pas de multiplier devant moi les révérences, les signes d’intelligence, les sourires filtrés par son monocle ; soit dans l’idée fausse qu’un homme de valeur l’estimerait davantage s’il parvenait à lui inculquer l’illusion que pour lui, comte de Bréauté-Consalvi, les privilèges de la pensée n’étaient pas moins dignes de respect que ceux de la naissance ; soit tout simplement par besoin et difficulté d’exprimer sa satisfaction, dans l’ignorance de la langue qu’il devait me parler, en somme comme s’il se fût trouvé en présence de quelqu’un des « naturels » d’une terre inconnue où aurait atterri son radeau et avec lesquels, par espoir du profit, il tâcherait, tout en observant curieusement leurs coutumes et sans interrompre les démonstrations d’amitié ni pousser comme eux de grands cris, de troquer des œufs d’autruche et des épices contre des verroteries. Après avoir répondu de mon mieux à sa joie, je serrai la main du duc de Châtellerault que j’avais déjà rencontré chez Mme de Villeparisis, de laquelle il me dit que c’était une fine mouche. Il était extrêmement Guermantes par la blondeur des cheveux, le profil busqué, les points où la peau de la joue s’altère, tout ce qui se voit déjà dans les portraits de cette famille que nous ont laissés le xvie et le xviie siècle. Mais comme je n’aimais plus la duchesse, sa réincarnation en un jeune homme était sans attrait pour moi. Je lisais le crochet que faisait le nez du duc de Châtellerault comme la signature d’un peintre que j’aurais longtemps étudié, mais qui ne m’intéressait plus du tout. Puis je dis aussi bonjour au prince de Foix, et, pour le malheur de mes phalanges qui n’en sortirent que meurtries, je les laissai s’engager dans l’étau qu’était une poignée de mains à l’allemande, accompagnée d’un sourire ironique ou bonhomme du prince de Faffenheim, l’ami de M. de Norpois, et que, par la manie de surnoms propre à ce milieu, on appelait si universellement le prince Von,