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à elle et à moi auquel elle se reportait en pensée. Mais je ne l’apercevais pas mieux, à travers le jais translucide des larges et douces prunelles qui ne laissaient passer que le sourire, qu’on ne distingue un paysage situé derrière une vitre noire même enflammée de soleil. Elle me demanda si mon père ne se fatiguait pas trop, si je ne voudrais pas un jour aller au théâtre avec Albert, si j’étais moins souffrant, et comme mes réponses, titubant dans l’obscurité mentale où je me trouvais, ne devinrent distinctes que pour dire que je n’étais pas bien ce soir, elle avança elle-même une chaise pour moi en faisant mille frais auxquels ne m’avaient jamais habitué les autres amis de mes parents. Enfin le mot de l’énigme me fut donné par le duc : « Elle vous trouve charmant », murmura-t-il à mon oreille, laquelle fut frappée comme si ces mots ne lui étaient pas inconnus. C’étaient ceux que Mme  de Villeparisis nous avait dits, à ma grand’mère et à moi, quand nous avions fait la connaissance de la princesse de Luxembourg. Alors je compris tout, la dame présente n’avait rien de commun avec Mme  de Luxembourg, mais au langage de celui qui me la servait je discernai l’espèce de la bête. C’était une Altesse. Elle ne connaissait nullement ma famille ni moi-même, mais issue de la race la plus noble et possédant la plus grande fortune du monde, car, fille du prince de Parme, elle avait épousé un cousin également princier, elle désirait, dans sa gratitude au Créateur, témoigner au prochain, de si pauvre ou de si humble extraction fût-il, qu’elle ne le méprisait pas. À vrai dire, les sourires auraient pu me le faire deviner, j’avais vu la princesse de Luxembourg acheter des petits pains de seigle sur la plage pour en donner à ma grand’mère, comme à une biche du Jardin d’acclimatation. Mais ce n’était encore que la seconde princesse du sang à qui j’étais présenté, et j’étais excusable de ne pas avoir dégagé les traits généraux de l’amabilité des grands. D’ailleurs eux--