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comme pour faire une bonne surprise à cette personne à laquelle il semblait dire : « Voici votre ami, vous voyez je vous l’amène par la peau du cou », vers une dame assez petite. Or, bien avant que, poussé par le duc, je fusse arrivé devant elle, cette dame n’avait cessé de m’adresser avec ses larges et doux yeux noirs les mille sourires entendus que nous adressons à une vieille connaissance qui peut-être ne nous reconnaît pas. Comme c’était justement mon cas et que je ne parvenais pas à me rappeler qui elle était, je détournais la tête tout en m’avançant de façon à ne pas avoir à répondre jusqu’à ce que la présentation m’eût tiré d’embarras. Pendant ce temps, la dame continuait à tenir en équilibre instable son sourire destiné à moi. Elle avait l’air d’être pressée de s’en débarrasser et que je dise enfin : « Ah ! madame, je crois bien ! Comme maman sera heureuse que nous nous soyons retrouvés ! » J’étais aussi impatient de savoir son nom qu’elle d’avoir vu que je la saluais enfin en pleine connaissance de cause et que son sourire indéfiniment prolongé, comme un sol dièse, pouvait enfin cesser. Mais M. de Guermantes s’y prit si mal, au moins à mon avis, qu’il me sembla qu’il n’avait nommé que moi et que j’ignorais toujours qui était la pseudo-inconnue, laquelle n’eut pas le bon esprit de se nommer tant les raisons de notre intimité, obscures pour moi, lui paraissaient claires. En effet, dès que je fus auprès d’elle elle ne me tendit pas sa main, mais prit familièrement la mienne et me parla sur le même ton que si j’eusse été aussi au courant qu’elle des bons souvenirs à quoi elle se reportait mentalement. Elle me dit combien Albert, que je compris être son fils, allait regretter de n’avoir pu venir. Je cherchai parmi mes anciens camarades lequel s’appelait Albert, je ne trouvai que Bloch, mais ce ne pouvait être Mme  Bloch mère que j’avais devant moi puisque celle-ci était morte depuis de longues années. Je m’efforçais vainement à deviner le passé commun