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son adversaire par surprise ; on dirait que nous nous imaginons ce poète épique et ce général aussi éloignés de nous qu’un animal vu dans un jardin zoologique. Même chez tels personnages de la cour de Louis XIV, quand nous trouvons des marques de courtoisie dans des lettres écrites par eux à quelque homme de rang inférieur et qui ne peut leur être utile à rien, elles nous laissent surpris parce qu’elles nous révèlent tout à coup chez ces grands seigneurs tout un monde de croyances qu’ils n’expriment jamais directement mais qui les gouvernent, et en particulier la croyance qu’il faut par politesse feindre certains sentiments et exercer avec le plus grand scrupule certaines fonctions d’amabilité.


Cet éloignement imaginaire du passé est peut-être une des raisons qui permettront de comprendre que même de grands écrivains aient trouvé une beauté géniale aux œuvres de médiocres mystificateurs comme Ossian. Nous sommes si étonnés que des bardes lointains puissent avoir des idées modernes, que nous nous émerveillons si, dans ce que nous croyons un vieux chant gaélique, nous en rencontrons une que nous n’eussions trouvée qu’ingénieuse chez un contemporain. Un traducteur de talent n’a qu’à ajouter à un Ancien qu’il restitue plus ou moins fidèlement, des morceaux qui, signés d’un nom contemporain et publiés à part, paraîtraient seulement agréables : aussitôt il donne une émouvante grandeur à son poète, lequel joue ainsi sur le clavier de plusieurs siècles. Ce traducteur n’était capable que d’un livre médiocre, si ce livre eût été publié comme un original de lui. Donné pour une traduction, il semble celle d’un chef-d’œuvre. Le passé non seulement n’est pas fugace, il reste sur place. Ce n’est pas seulement des mois après le commencement d’une guerre que des lois votées sans hâte peuvent agir efficacement sur elle, ce n’est pas seulement quinze