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que je serai trop souffrant ces jours-ci pour y aller ou pour le recevoir, cela m’agitera, j’aime mieux être débarrassé tout de suite de cela.

— Mais le duc de Guermantes n’est pas antisémite.

— Vous voyez bien que si puisqu’il est antidreyfusard, me répondit Swann, sans s’apercevoir qu’il faisait une pétition de principe. Cela n’empêche pas que je suis peiné d’avoir déçu cet homme — que dis-je ! ce duc — en n’admirant pas son prétendu Mignard, je ne sais quoi.

— Mais enfin, repris-je en revenant à l’affaire Dreyfus, la duchesse, elle, est intelligente.

— Oui, elle est charmante. À mon avis, du reste, elle l’a été encore davantage quand elle s’appelait encore la princesse des Laumes. Son esprit a pris quelque chose de plus anguleux, tout cela était plus tendre dans la grande dame juvénile, mais enfin, plus ou moins jeunes, hommes ou femmes, qu’est-ce que vous voulez, tous ces gens-là sont d’une autre race, on n’a pas impunément mille ans de féodalité dans le sang. Naturellement ils croient que cela n’est pour rien dans leur opinion.

— Mais Robert de Saint-Loup pourtant est dreyfusard ?

— Ah ! tant mieux, d’autant plus que vous savez que sa mère est très contre. On m’avait dit qu’il l’était, mais je n’en étais pas sûr. Cela me fait grand plaisir. Cela ne m’étonne pas, il est très intelligent. C’est beaucoup, cela.

Le dreyfusisme avait rendu Swann d’une naïveté extraordinaire et donné à sa façon de voir une impulsion, un déraillement plus notables encore que n’avait fait autrefois son mariage avec Odette ; ce nouveau déclassement eût été mieux appelé reclassement et n’était qu’honorable pour lui, puisqu’il le faisait rentrer dans la voie par laquelle étaient venus les siens et d’où l’avaient dévié ses fréquentations aristocratiques.