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et foudroyant avait fait s’envoler bien loin de moi.

En rentrant, je vis sur mon bureau une lettre que le jeune valet de pied de Françoise avait écrite à un de ses amis et qu’il y avait oubliée. Depuis que ma mère était absente, il ne reculait devant aucun sans-gêne ; je fus plus coupable d’avoir celui de lire la lettre sans enveloppe, largement étalée et qui, c’était ma seule excuse, avait l’air de s’offrir à moi.



« Cher ami et cousin,


« J’espère que la santé va toujours bien et qu’il en est de même pour toute la petite famille particulièrement pour mon jeune filleul Joseph dont je n’ai pas encore le plaisir de connaître mais dont je préfère à vous tous comme étant mon filleul, ces reliques du cœur ont aussi leur poussière, sur leurs restes sacrés ne portons pas les mains. D’ailleurs cher ami et cousin qui te dit que demain toi et ta chère femme ma cousine Marie, vous ne serez pas précipités tous deux jusqu’au fond de la mer, comme le matelot attaché en haut du grand mât, car cette vie n’est qu’une vallée obscure. Cher ami il faut te dire que ma principale occupation, de ton étonnement j’en suis certain, est maintenant la poésie que j’aime avec délices, car il faut bien passé le temps. Aussi cher ami ne sois pas trop surpris si je ne suis pas encore répondu à ta dernière lettre, à défaut du pardon laisse venir l’oubli. Comme tu le sais, la mère de Madame a trépassé dans des souffrances inexprimables qui l’ont assez fatiguée car elle a vu jusqu’à trois médecins. Le jour de ses obsèques fut un beau jour car toutes les relations de Monsieur étaient venues en foule ainsi que plusieurs ministres. On a mis plus de deux heures pour aller au cimetière, ce qui vous fera tous ouvrir de grands yeux dans votre village car on n’en fera certainement pas