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que, les jours où je serais tenté de croire que les hommes ont du cœur, de la politesse, ou seulement l’intelligence de ne pas laisser échapper une chance sans seconde, je me rappelle que c’est les situer trop haut. Non, que vous ayez dit que vous me connaissiez quand c’était vrai — car maintenant cela va cesser de l’être — je ne puis trouver cela que naturel et je le tiens pour un hommage, c’est-à-dire pour agréable. Malheureusement, ailleurs et en d’autres circonstances, vous avez tenu des propos fort différents.

— Monsieur, je vous jure que je n’ai rien dit qui pût vous offenser.

— Et qui vous dit que j’en suis offensé ? s’écria-t-il avec fureur en se redressant violemment sur la chaise longue où il était resté jusque-là immobile, cependant que, tandis que se crispaient les blêmes serpents écumeux de sa face, sa voix devenait tour à tour aiguë et grave comme une tempête assourdissante et déchaînée. (La force avec laquelle il parlait d’habitude, et qui faisait se retourner les inconnus dehors, était centuplée, comme l’est un forte, si, au lieu d’être joué au piano, il l’est à l’orchestre, et de plus se change en un fortissime. M. de Charlus hurlait.) Pensez-vous qu’il soit à votre portée de m’offenser ? Vous ne savez donc pas à qui vous parlez ? Croyez-vous que la salive envenimée de cinq cents petits bonshommes de vos amis, juchés les uns sur les autres, arriverait à baver seulement jusqu’à mes augustes orteils ? Depuis un moment, au désir de persuader M. de Charlus que je n’avais jamais dit ni entendu dire de mal de lui avait succédé une rage folle, causée par les paroles que lui dictait uniquement, selon moi, son immense orgueil. Peut-être étaient-elles du reste l’effet, pour une partie du moins, de cet orgueil. Presque tout le reste venait d’un sentiment que j’ignorais encore et auquel je ne fus donc pas coupable de ne pas faire sa part. J’aurais