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quement et pour un instant de la colère hautaine à une douceur tellement empreinte de tristesse que je croyais qu’il allait se mettre à pleurer, que, quand vous avez laissé sans réponse la proposition que je vous ai faite à Paris, cela m’a paru tellement inouï de votre part à vous, qui m’aviez semblé bien élevé et d’une bonne famille bourgeoise (sur cet adjectif seul sa voix eut un petit sifflement d’impertinence), que j’eus la naïveté de croire à toutes les blagues qui n’arrivent jamais, aux lettres perdues, aux erreurs d’adresses. Je reconnais que c’était de ma part une grande naïveté, mais saint Bonaventure préférait croire qu’un bœuf pût voler plutôt que son frère mentir. Enfin tout cela est terminé, la chose ne vous a pas plu, il n’en est plus question. Il me semble seulement que vous auriez pu (et il y avait vraiment des pleurs dans sa voix), ne fût-ce que par considération pour mon âge, m’écrire. J’avais conçu pour vous des choses infiniment séduisantes que je m’étais bien gardé de vous dire. Vous avez préféré refuser sans savoir, c’est votre affaire. Mais, comme je vous le dis, on peut toujours écrire. Moi à votre place, et même dans la mienne, je l’aurais fait. J’aime mieux à cause de cela la mienne que la vôtre, je dis à cause de cela, parce que je crois que toutes les places sont égales, et j’ai plus de sympathie pour un intelligent ouvrier que pour bien des ducs. Mais je peux dire que je préfère ma place, parce que ce que vous avez fait, dans ma vie tout entière qui commence à être assez longue, je sais que je ne l’ai jamais fait. (Sa tête était tournée dans l’ombre, je ne pouvais pas voir si ses yeux laissaient tomber des larmes comme sa voix donnait à le croire.) Je vous disais que j’ai fait cent pas au-devant de vous, cela a eu pour effet de vous en faire faire deux cents en arrière. Maintenant c’est à moi de m’éloigner et nous ne nous connaîtrons plus. Je ne retiendrai pas votre nom, mais votre cas, afin