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— Qu’en savez-vous, madame ? demanda aigrement l’excellente princesse de Parme, que seule réussissait à agacer la bêtise de sa dame d’honneur.

— Je peux l’affirmer à Votre Altesse Royale, il ne peut pas reneiger, c’est matériellement impossible.

— Mais pourquoi ?

— Il ne peut plus neiger, on a fait le nécessaire pour cela : on a jeté du sel ! La naïve dame ne s’aperçut pas de la colère de la princesse et de la gaieté des autres personnes, car, au lieu de se taire, elle me dit avec un sourire amène, sans tenir compte de mes dénégations au sujet de l’amiral Jurien de la Gravière : « D’ailleurs qu’importe ? Monsieur doit avoir le pied marin. Bon sang ne peut mentir. »

Et ayant reconduit la princesse de Parme, M. de Guermantes me dit en prenant mon pardessus : « Je vais vous aider à entrer votre pelure. » Il ne souriait même plus en employant cette expression, car celles qui sont le plus vulgaires étaient, par cela même, à cause de l’affectation de simplicité des Guermantes, devenues aristocratiques.

Une exaltation n’aboutissant qu’à la mélancolie, parce qu’elle était artificielle, ce fut aussi, quoique tout autrement que Mme  de Guermantes, ce que je ressentis une fois sorti enfin de chez elle, dans la voiture qui allait me conduire à l’hôtel de M. de Charlus. Nous pouvons à notre choix nous livrer à l’une ou l’autre de deux forces, l’une s’élève de nous-même, émane de nos impressions profondes ; l’autre nous vient du dehors. La première porte naturellement avec elle une joie, celle que dégage la vie des créateurs. L’autre courant, celui qui essaye d’introduire en nous le mouvement dont sont agitées des personnes extérieures, n’est pas accompagné de plaisir ; mais nous pouvons lui en ajouter un, par choc en retour, en une ivresse si factice qu’elle tourne vite à l’ennui, à la tristesse, d’où le visage morne de tant de mondains, et chez eux tant