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par ma présence, de mener, dans le plus précieux de ses salons, la vie mystérieuse du faubourg Saint-Germain. Mais ce départ que je voulais à tout instant effectuer, M. et Mme de Guermantes poussaient l’esprit de sacrifice jusqu’à le reculer en me retenant. Chose plus curieuse encore, plusieurs des dames qui étaient venues, empressées, ravies, parées, constellées de pierreries, pour n’assister, par ma faute, qu’à une fête qui ne différait pas plus essentiellement de celles qui se donnent ailleurs que dans le faubourg Saint-Germain, qu’on ne se sent à Balbec dans une ville qui diffère de ce que nos yeux ont coutume de voir — plusieurs de ces dames se retirèrent, non pas déçues, comme elles auraient dû l’être, mais remerciant avec effusion Mme de Guermantes de la délicieuse soirée qu’elles avaient passée, comme si, les autres jours, ceux où je n’étais pas là, il ne se passait pas autre chose.

Était-ce vraiment à cause de dîners tels que celui-ci que toutes ces personnes faisaient toilette et refusaient de laisser pénétrer des bourgeoises dans leurs salons si fermés, pour des dîners tels que celui-ci ? pareils si j’avais été absent ? J’en eus un instant le soupçon, mais il était trop absurde. Le simple bon sens me permettait de l’écarter. Et puis, si je l’avais accueilli, que serait-il resté du nom de Guermantes, déjà si dégradé depuis Combray ?

Au reste ces filles fleurs étaient, à un degré étrange, faciles à être contentées par une autre personne, ou désireuses de la contenter, car plus d’une, à laquelle je n’avais tenu pendant toute la soirée que deux ou trois propos dont la stupidité m’avait fait rougir, tint, avant de quitter le salon, à venir me dire, en fixant sur moi ses beaux yeux caressants, tout en redressant la guirlande d’orchidées qui contournait sa poitrine, quel plaisir intense elle avait eu à me connaître, et me parler — allusion voilée à une invitation à dîner — de son désir « d’arranger quelque chose », après qu’elle