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n’y subsistaient que comme la cause dans l’effet, c’est-à-dire peut-être possibles à dégager pour l’intelligence, mais nullement sensibles à l’imagination.

Et ces préjugés d’autrefois rendirent tout à coup aux amis de M. et Mme de Guermantes leur poésie perdue. Certes, les notions possédées par les nobles et qui font d’eux les lettrés, les étymologistes de la langue, non des mots mais des noms (et encore seulement relativement à la moyenne ignorante de la bourgeoisie, car si, à médiocrité égale, un dévot sera plus capable de vous répondre sur la liturgie qu’un libre penseur, en revanche un archéologue anticlérical pourra souvent en remontrer à son curé sur tout ce qui concerne même l’église de celui-ci), ces notions, si nous voulons rester dans le vrai, c’est-à-dire dans l’esprit, n’avaient même pas pour ces grands seigneurs le charme qu’elles auraient eu pour un bourgeois. Ils savaient peut-être mieux que moi que la duchesse de Guise était princesse de Clèves, d’Orléans et de Porcien, etc., mais ils avaient connu, avant même tous ces noms, le visage de la duchesse de Guise que, dès lors, ce nom leur reflétait. J’avais commencé par la fée, dût-elle bientôt périr ; eux par la femme.

Dans les familles bourgeoises on voit parfois naître des jalousies si la sœur cadette se marie avant l’aînée. Tel le monde aristocratique, des Courvoisier surtout, mais aussi des Guermantes, réduisait sa grandeur nobiliaire à de simples supériorités domestiques, en vertu d’un enfantillage que j’avais connu d’abord (c’était pour moi son seul charme) dans les livres. Tallemant des Réaux n’a-t-il pas l’air de parler des Guermantes au lieu des Rohan, quand il raconte avec une évidente satisfaction que M. de Guéméné criait à son frère : « Tu peux entrer ici, ce n’est pas le Louvre ! » et disait du chevalier de Rohan (parce qu’il était fils naturel du duc de Clermont) : « Lui, du moins, il est prince ! » La seule chose qui me fît de la peine dans cette conver-