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la famille, répondit le duc qui avait, sur la sagesse, des vues un peu superficielles, et les deux rameaux ne se sont pas réunis depuis Louis XIV ; ce serait un peu éloigné.

— Tiens, c’est intéressant, je ne le savais pas, dit le général.

— D’ailleurs, reprit M. de Guermantes, sa mère était, je crois, la sœur du duc de Montmorency et avait épousé d’abord un La Tour d’Auvergne. Mais comme ces Montmorency sont à peine Montmorency, et que ces La Tour d’Auvergne ne sont pas La Tour d’Auvergne du tout, je ne vois pas que cela lui donne une grande position. Il dit, ce qui serait le plus important, qu’il descend de Saintrailles, et comme nous en descendons en ligne directe…

Il y avait à Combray une rue de Saintrailles à laquelle je n’avais jamais repensé. Elle conduisait de la rue de la Bretonnerie à la rue de l’Oiseau. Et comme Saintrailles, ce compagnon de Jeanne d’Arc, avait en épousant une Guermantes fait entrer dans cette famille le comté de Combray, ses armes écartelaient celles de Guermantes au bas d’un vitrail de Saint-Hilaire. Je revis des marches de grès noirâtre pendant qu’une modulation ramenait ce nom de Guermantes dans le ton oublié où je l’entendais jadis, si différent de celui où il signifiait les hôtes aimables chez qui je dînais ce soir. Si le nom de duchesse de Guermantes était pour moi un nom collectif, ce n’était pas que dans l’histoire, par l’addition de toutes les femmes qui l’avaient porté, mais aussi au long de ma courte jeunesse qui avait déjà vu, en cette seule duchesse de Guermantes, tant de femmes différentes se superposer, chacune disparaissant quand la suivante avait pris assez de consistance. Les mots ne changent pas tant de signification pendant des siècles que pour nous les noms dans l’espace de quelques années. Notre mémoire et notre cœur ne sont pas assez grands pour