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vieil arshéologue. S’il pleure, on achète la pièce pour le musée. Si ses yeux restent secs, on la renvoie au marchand et on le poursuit pour faux. Eh bien, chaque fois que je dîne à Potsdam, toutes les pièces dont l’empereur me dit : « Prince, il faut que vous voyiez cela, c’est plein de génialité », j’en prends note pour me garder d’y aller, et quand je l’entends fulminer contre une exposition, dès que cela m’est possible j’y cours.

— Est-ce que Norpois n’est pas pour un rapprochement anglo-français ? dit M. de Guermantes.

— À quoi ça vous servirait ? demanda d’un air à la fois irrité et finaud le prince Von qui ne pouvait pas souffrir les Anglais. Ils sont tellement pêtes. Je sais bien que ce n’est pas comme militaires qu’ils vous aideraient. Mais on peut tout de même les juger sur la stupidité de leurs généraux. Un de mes amis a causé récemment avec Botha, vous savez, le chef boer. Il lui disait : « C’est effrayant une armée comme ça. J’aime, d’ailleurs, plutôt les Anglais, mais enfin pensez que moi, qui ne suis qu’un paysan, je les ai rossés dans toutes les batailles. Et à la dernière, comme je succombais sous un nombre d’ennemis vingt fois supérieur, tout en me rendant parce que j’y étais obligé, j’ai encore trouvé le moyen de faire deux mille prisonniers ! Ç’a été bien parce que je n’étais qu’un chef de paysans, mais si jamais ces imbéciles-là avaient à se mesurer avec une vraie armée européenne, on tremble pour eux de penser à ce qui arriverait ! Du reste, vous n’avez qu’à voir que leur roi, que vous connaissez comme moi, passe pour un grand homme en Angleterre. » J’écoutais à peine ces histoires, du genre de celles que M. de Norpois racontait à mon père ; elles ne fournissaient aucun aliment aux rêveries que j’aimais ; et d’ailleurs, eussent-elles possédé ceux dont elles étaient dépourvues, qu’il les eût fallu d’une qualité bien excitante pour que ma vie intérieure pût