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M. Lafenestre. Après avoir gravi les hauteurs inaccessibles du nom de Guermantes, en descendant le versant interne de la vie de la duchesse, j’éprouvais à y trouver les noms, familiers ailleurs, de Victor Hugo, de Frans Hals et, hélas, de Vibert, le même étonnement qu’un voyageur, après avoir tenu compte, pour imaginer la singularité des mœurs dans un vallon sauvage de l’Amérique Centrale ou de l’Afrique du Nord, de l’éloignement géographique, de l’étrangeté des dénominations de la flore, éprouve à découvrir, une fois traversé un rideau d’aloès géants ou de mancenilliers, des habitants qui (parfois même devant les ruines d’un théâtre romain et d’une colonne dédiée à Vénus) sont en train de lire Mérope ou Alzire. Et si loin, si à l’écart, si au-dessus des bourgeoises instruites que j’avais connues, la culture similaire par laquelle Mme  de Guermantes s’était efforcée, sans intérêt, sans raison d’ambition, de descendre au niveau de celles qu’elle ne connaîtrait jamais, avait le caractère méritoire, presque touchant à force d’être inutilisable, d’une érudition en matière d’antiquités phéniciennes chez un homme politique ou un médecin. « J’en aurais pu vous montrer un très beau, me dit aimablement Mme  de Guermantes en me parlant de Hals, le plus beau, prétendent certaines personnes, et que j’ai hérité d’un cousin allemand. Malheureusement il s’est trouvé « fieffé » dans le château ; vous ne connaissiez pas cette expression ? moi non plus, » ajouta-t-elle par ce goût qu’elle avait de faire des plaisanteries (par lesquelles elle se croyait moderne) sur les coutumes anciennes, mais auxquelles elle était inconsciemment et âprement attachée. « Je suis contente que vous ayez vu mes Elstir, mais j’avoue que je l’aurais été encore bien plus, si j’avais pu vous faire les honneurs de mon Hals, de ce tableau « fieffé ».

— Je le connais, dit le prince Von, c’est celui du grand-duc de Hesse.