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Cène sociale ; de sorte qu’en peu de dîners j’assimilai la connaissance de tous les amis de mes hôtes, amis auxquels ils me présentaient avec une nuance de bienveillance si marquée (comme quelqu’un qu’ils auraient de tout temps paternellement préféré), qu’il n’est pas un d’entre eux qui n’eût cru manquer au duc et à la duchesse s’il avait donné un bal sans me faire figurer sur sa liste, et en même temps, tout en buvant un des Yquem que recelaient les caves des Guermantes, je savourais des ortolans accommodés selon les différentes recettes que le duc élaborait et modifiait prudemment. Cependant, pour qui s’était déjà assis plus d’une fois à la table mystique, la manducation de ces derniers n’était pas indispensable. De vieux amis de M. et de Mme  de Guermantes venaient les voir après dîner, « en cure-dents » aurait dit Mme  Swann, sans être attendus, et prenaient l’hiver une tasse de tilleul aux lumières du grand salon, l’été un verre d’orangeade dans la nuit du petit bout de jardin rectangulaire. On n’avait jamais connu, des Guermantes, dans ces après-dîners au jardin, que l’orangeade. Elle avait quelque chose de rituel. Y ajouter d’autres rafraîchissements eût semblé dénaturer la tradition, de même qu’un grand raout dans le faubourg Saint-Germain n’est plus un raout s’il y a une comédie ou de la musique. Il faut qu’on soit censé venir simplement — y eût-il cinq cents personnes — faire une visite à la princesse de Guermantes, par exemple. On admira mon influence parce que je pus à l’orangeade faire ajouter une carafe contenant du jus de cerise cuite, de poire cuite. Je pris en inimitié, à cause de cela, le prince d’Agrigente qui, comme tous les gens dépourvus d’imagination, mais non d’avarice, s’émerveillent de ce que vous buvez et vous demandent la permission d’en prendre un peu. De sorte que chaque fois M. d’Agrigente, en diminuant ma ration, gâtait mon plaisir. Car ce jus de fruit n’est jamais en assez grande quan-