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des propos qui ne me parvinrent pas distinctement, quand j’entendis celui-ci prononcé par Mme  d’Arpajon : « Oh ! tout ce que Madame voudra, je lui accorde qu’il nous fait voir le monde en laid parce qu’il ne sait pas distinguer entre le laid et le beau, ou plutôt parce que son insupportable vanité lui fait croire que tout ce qu’il dit est beau, je reconnais avec Votre Altesse que, dans la pièce en question, il y a des choses ridicules, inintelligibles, des fautes de goût, que c’est difficile à comprendre, que cela donne à lire autant de peine que si c’était écrit en russe ou en chinois, car évidemment c’est tout excepté du français, mais quand on a pris cette peine, comme on est récompensé, il y a tant d’imagination ! » De ce petit discours je n’avais pas entendu le début. Je finis par comprendre non seulement que le poète incapable de distinguer le beau du laid était Victor Hugo, mais encore que la poésie qui donnait autant de peine à comprendre que du russe ou du chinois était : « Lorsque l’enfant paraît, le cercle de famille applaudit à grands cris », pièce de la première époque du poète et qui est peut-être encore plus près de Mme  Deshoulières que du Victor Hugo de la Légende des Siècles. Loin de trouver Mme  d’Arpajon ridicule, je la vis (la première, de cette table si réelle, si quelconque, où je m’étais assis avec tant de déception), je la vis par les yeux de l’esprit sous ce bonnet de dentelles, d’où s’échappent les boucles rondes de longs repentirs, que portèrent Mme  de Rémusat, Mme  de Broglie, Mme  de Saint-Aulaire, toutes les femmes si distinguées qui dans leurs ravissantes lettres citent avec tant de savoir et d’à propos Sophocle, Schiller et l’Imitation, mais à qui les premières poésies des romantiques causaient cet effroi et cette fatigue inséparables pour ma grand’mère des derniers vers de Stéphane Mallarmé. « Mme  d’Arpajon aime beaucoup la poésie », dit à Mme  de Guermantes la princesse de Parme, impressionnée par le