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souvent désignée par « lire entre les lignes ». Si dans les assemblées il y a absurdité par perversion de cette finesse, il y a stupidité par manque de cette finesse dans le public qui prend tout « à la lettre », qui ne soupçonne pas une révocation quand un haut dignitaire est relevé de ses fonctions « sur sa demande » et qui se dit : « Il n’est pas révoqué puisque c’est lui qui l’a demandé », une défaite quand les Russes par un mouvement stratégique se replient devant les Japonais sur des positions plus fortes et préparées à l’avance, un refus quand une province ayant demandé l’indépendance à l’empereur d’Allemagne, celui-ci lui accorde l’autonomie religieuse. Il est possible d’ailleurs, pour revenir à ces séances de la Chambre, que, quand elles s’ouvrent, les députés eux-mêmes soient pareils à l’homme de bon sens qui en lira le compte rendu. Apprenant que des ouvriers en grève ont envoyé leurs délégués auprès d’un ministre, peut-être se demandent-ils naïvement : « Ah ! voyons, que se sont-ils dit ? espérons que tout s’est arrangé », au moment où le ministre monte à la tribune dans un profond silence qui déjà met en goût d’émotions artificielles. Les premiers mots du ministre : « Je n’ai pas besoin de dire à la Chambre que j’ai un trop haut sentiment des devoirs du gouvernement pour avoir reçu cette délégation dont l’autorité de ma charge n’avait pas à connaître », sont un coup de théâtre, car c’était la seule hypothèse que le bon sens des députés n’eût pas faite. Mais justement parce que c’est un coup de théâtre, il est accueilli par de tels applaudissements que ce n’est qu’au bout de quelques minutes que peut se faire entendre le ministre, le ministre qui recevra, en retournant à son banc, les félicitations de ses collègues. On est aussi ému que le jour où il a négligé d’inviter à une grande fête officielle le président du Conseil municipal qui lui faisait opposition, et on déclare que dans l’une comme dans l’autre circonstance il a agi en véritable homme d’État.