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— Comment, Oriane était ici ?

— Mais oui, vous seriez venue un peu plus tôt, lui répondait la princesse d’Épinay, sans reproche, mais en laissant comprendre tout ce que la maladroite avait raté. C’était sa faute si elle n’avait pas assisté à la création du monde ou à la dernière représentation de Mme  Carvalho. « Qu’est-ce que vous dites du dernier mot d’Oriane ? j’avoue que j’apprécie beaucoup Taquin le Superbe », et le « mot » se mangeait encore froid le lendemain à déjeuner, entre intimes qu’on invitait pour cela, et repassait sous diverses sauces pendant la semaine. Même la princesse faisant cette semaine-là sa visite annuelle à la princesse de Parme en profitait pour demander à l’Altesse si elle connaissait le mot et le lui racontait. « Ah ! Taquin le Superbe », disait la princesse de Parme, les yeux écarquillés par une admiration a priori, mais qui implorait un supplément d’explications auquel ne se refusait pas la princesse d’Épinay. « J’avoue que Taquin le Superbe me plaît infiniment comme rédaction » concluait la princesse. En réalité, le mot de rédaction ne convenait nullement pour ce calembour, mais la princesse d’Épinay, qui avait la prétention d’avoir assimilé l’esprit des Guermantes, avait pris à Oriane les expressions « rédigé, rédaction » et les employait sans beaucoup de discernement. Or la princesse de Parme, qui n’aimait pas beaucoup Mme  d’Épinay qu’elle trouvait laide, savait avare et croyait méchante, sur la foi des Courvoisier, reconnut ce mot de « rédaction » qu’elle avait entendu prononcer par Mme  de Guermantes et qu’elle n’eût pas su appliquer toute seule. Elle eut l’impression que c’était, en effet, la rédaction qui faisait le charme de Taquin le Superbe, et sans oublier tout à fait son antipathie pour la dame laide et avare, elle ne put se défendre d’un tel sentiment d’admiration pour une femme qui possédait à ce point l’esprit des Guermantes qu’elle voulut inviter la princesse d’Épinay à l’Opéra. Seule