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moins mal élevé, peut-être dangereux pour la situation de M. de Norpois. Enfin elle voulait donner satisfaction à l’archiviste, la seule personne qui lui inspirât quelque crainte et par lequel elle était endoctrinée, sans grand succès (chaque matin il lui lisait l’article de M. Judet dans le Petit Journal). Elle voulut donc signifier à Bloch qu’il eût à ne pas revenir et elle trouva tout naturellement dans son répertoire mondain la scène par laquelle une grande dame met quelqu’un à la porte de chez elle, scène qui ne comporte nullement le doigt levé et les yeux flambants que l’on se figure. Comme Bloch s’approchait d’elle pour lui dire au revoir, enfoncée dans son grand fauteuil, elle parut à demi tirée d’une vague somnolence. Ses regards noyés n’eurent que la lueur faible et charmante d’une perle. Les adieux de Bloch, déplissant à peine dans la figure de la marquise un languissant sourire, ne lui arrachèrent pas une parole, et elle ne lui tendit pas la main. Cette scène mit Bloch au comble de l’étonnement, mais comme un cercle de personnes en était témoin alentour, il ne pensa pas qu’elle pût se prolonger sans inconvénient pour lui et, pour forcer la marquise, la main qu’on ne venait pas lui prendre, de lui-même il la tendit. Mme  de Villeparisis fut choquée. Mais sans doute, tout en tenant à donner une satisfaction immédiate à l’archiviste et au clan antidreyfusard, voulait-elle pourtant ménager l’avenir, elle se contenta d’abaisser les paupières et de fermer à demi les yeux.

— Je crois qu’elle dort, dit Bloch à l’archiviste qui, se sentant soutenu par la marquise, prit un air indigné. Adieu, madame, cria-t-il.

La marquise fit le léger mouvement de lèvres d’une mourante qui voudrait ouvrir la bouche, mais dont le regard ne reconnaît plus. Puis elle se tourna, débordante d’une vie retrouvée, vers le marquis d’Argencourt tandis que Bloch s’éloignait persuadé