Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 7.djvu/76

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

encore davantage, flairant une insolence et ne la comprenant pas, se mit à trembler de tous ses membres, moi qui ne dîne même pas chez M. Émile Ollivier, j’avoue que je ne connaissais pas mentalité. Je suis sûr que vous êtes dans mon cas, Argencourt.

— Vous savez pourquoi on ne peut pas montrer les preuves de la trahison de Dreyfus. Il paraît que c’est parce qu’il est l’amant de la femme du ministre de la Guerre, cela se dit sous le manteau.

— Ah ! je croyais de la femme du président du Conseil, dit M. d’Argencourt.

— Je vous trouve tous aussi assommants les uns que les autres avec cette affaire, dit la duchesse de Guermantes qui, au point de vue mondain, tenait toujours à montrer qu’elle ne se laissait mener par personne. Elle ne peut pas avoir de conséquence pour moi au point de vue des Juifs pour la bonne raison que je n’en ai pas dans mes relations et compte toujours rester dans cette bienheureuse ignorance. Mais, d’autre part, je trouve insupportable que, sous prétexte qu’elles sont bien pensantes, qu’elles n’achètent rien aux marchands juifs ou qu’elles ont « Mort aux Juifs » écrit sur leur ombrelle, une quantité de dames Durand ou Dubois, que nous n’aurions jamais connues, nous soient imposées par Marie-Aynard ou par Victurnienne. Je suis allée chez Marie-Aynard avant-hier. C’était charmant autrefois. Maintenant on y trouve toutes les personnes qu’on a passé sa vie à éviter, sous prétexte qu’elles sont contre Dreyfus, et d’autres dont on n’a pas idée qui c’est.

— Non, c’est la femme du ministre de la Guerre. C’est du moins un bruit qui court les ruelles, reprit le duc qui employait ainsi dans la conversation certaines expressions qu’il croyait ancien régime. Enfin en tout cas, personnellement, on sait que je pense tout le contraire de mon cousin Gilbert. Je ne suis pas un féodal comme lui, je me promènerais avec un