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du bon sens qui proteste que, par exemple, on ne peut pas prendre une femme pour une vache (c’est ainsi que Mme de Guermantes, enchérissant sur une première image, était souvent arrivée à produire ses plus jolis mots). Et le duc se présentait naïvement pour l’aider, sans en avoir l’air, à réussir son tour, comme, dans un wagon, le compère inavoué d’un joueur de bonneteau.

— Je reconnais qu’elle n’a pas l’air d’une vache, car elle a l’air de plusieurs, s’écria Mme de Guermantes. Je vous jure que j’étais bien embarrassée voyant ce troupeau de vaches qui entrait en chapeau dans mon salon et qui me demandait comment j’allais. D’un côté j’avais envie de lui répondre : « Mais, troupeau de vaches, tu confonds, tu ne peux pas être en relations avec moi puisque tu es un troupeau de vaches », et d’autre part, ayant cherché dans ma mémoire, j’ai fini par croire que votre Cambremer était l’infante Dorothée qui avait dit qu’elle viendrait une fois et qui est assez bovine aussi, de sorte que j’ai failli dire Votre Altesse royale et parler à la troisième personne à un troupeau de vaches. Elle a aussi le genre de gésier de la reine de Suède. Du reste cette attaque de vive force avait été préparée par un tir à distance, selon toutes les règles de l’art. Depuis je ne sais combien de temps j’étais bombardée de ses cartes, j’en trouvais partout, sur tous les meubles, comme des prospectus. J’ignorais le but de cette réclame. On ne voyait chez moi que « Marquis et Marquise de Cambremer » avec une adresse que je ne me rappelle pas et dont je suis d’ailleurs résolue à ne jamais me servir.

— Mais c’est très flatteur de ressembler à une reine, dit l’historien de la Fronde.

— Oh ! mon Dieu, monsieur, les rois et les reines, à notre époque ce n’est pas grand’chose ! dit M. de Guermantes parce qu’il avait la prétention d’être un esprit et moderne, et aussi pour n’avoir pas l’air de