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sien, la portait, par contraste avec le sentimentalisme verbal d’une époque antérieure, à un genre de conversation qui rejette tout ce qui est grandes phrases et expression de sentiments élevés, et faisait qu’elle mettait une sorte d’élégance quand elle était avec un poète ou un musicien à ne parler que des plats qu’on mangeait ou de la partie de cartes qu’on allait faire. Cette abstention avait, pour un tiers peu au courant, quelque chose de troublant qui allait jusqu’au mystère. Si Mme de Guermantes lui demandait s’il lui ferait plaisir d’être invité avec tel poète célèbre, dévoré de curiosité il arrivait à l’heure dite. La duchesse parlait au poète du temps qu’il faisait. On passait à table. « Aimez-vous cette façon de faire les œufs ? » demandait-elle au poète. Devant son assentiment, qu’elle partageait, car tout ce qui était chez elle lui paraissait exquis, jusqu’à un cidre affreux qu’elle faisait venir de Guermantes : « Redonnez des œufs à monsieur », ordonnait-elle au maître d’hôtel, cependant que le tiers, anxieux, attendait toujours ce qu’avaient sûrement eu l’intention de se dire, puisqu’ils avaient arrangé de se voir malgré mille difficultés avant son départ, le poète et la duchesse. Mais le repas continuait, les plats étaient enlevés les uns après les autres, non sans fournir à Mme de Guermantes l’occasion de spirituelles plaisanteries ou de fines historiettes. Cependant le poète mangeait toujours sans que duc ou duchesse eussent eu l’air de se rappeler qu’il était poète. Et bientôt le déjeuner était fini et on se disait adieu, sans avoir dit un mot de la poésie, que tout le monde pourtant aimait, mais dont, par une réserve analogue à celle dont Swann m’avait donné l’avant-goût, personne ne parlait. Cette réserve était simplement de bon ton. Mais pour le tiers, s’il y réfléchissait un peu, elle avait quelque chose de fort mélancolique, et les repas du milieu Guermantes faisaient alors penser à ces heures que des amoureux