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que l’exaspérer davantage, hâtant peut-être l’heure où la captive serait dévorée. Les jours où la dose d’albumine avait été trop forte, Cottard après une hésitation refusait la morphine. Chez cet homme si insignifiant, si commun, il y avait, dans ces courts moments où il délibérait, où les dangers d’un traitement et d’un autre se disputaient en lui jusqu’à ce qu’il s’arrêtât à l’un, la sorte de grandeur d’un général qui, vulgaire dans le reste de la vie, est un grand stratège, et, dans un moment périlleux, après avoir réfléchi un instant, conclut pour ce qui militairement est le plus sage et dit : « Faites face à l’Est. » Médicalement, si peu d’espoir qu’il y eût de mettre un terme à cette crise d’urémie, il ne fallait pas fatiguer le rein. Mais, d’autre part, quand ma grand’mère n’avait pas de morphine, ses douleurs devenaient intolérables, elle recommençait perpétuellement un certain mouvement qui lui était difficile à accomplir sans gémir ; pour une grande part, la souffrance est une sorte de besoin de l’organisme de prendre conscience d’un état nouveau qui l’inquiète, de rendre la sensibilité adéquate à cet état. On peut discerner cette origine de la douleur dans le cas d’incommodités qui n’en sont pas pour tout le monde. Dans une chambre remplie d’une fumée à l’odeur pénétrante, deux hommes grossiers entreront et vaqueront à leurs affaires ; un troisième, d’organisation plus fine, trahira un trouble incessant. Ses narines ne cesseront de renifler anxieusement l’odeur qu’il devrait, semble-t-il, essayer de ne pas sentir et qu’il cherchera chaque fois à faire adhérer, par une connaissance plus exacte, à son odorat incommodé. De là vient sans doute qu’une vive préoccupation empêche de se plaindre d’une rage de dents. Quand ma grand’mère souffrait ainsi, la sueur coulait sur son grand front mauve, y collant les mèches blanches, et si elle croyait que nous n’étions pas dans la chambre, elle poussait des cris : « Ah ! c’est affreux ! », mais si elle