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qui ne fait plus de vers, un policier un voleur qui n’exerce plus. Moi, Madame, je ne me crois pas comme vous albuminurique, je n’ai pas la peur nerveuse de la nourriture, du grand air, mais je ne peux pas m’endormir sans m’être relevé plus de vingt fois pour voir si ma porte est fermée. Et cette maison de santé où j’ai trouvé hier un poète qui ne tournait pas le cou, j’y allais retenir une chambre, car, ceci entre nous, j’y passe mes vacances à me soigner quand j’ai augmenté mes maux en me fatiguant trop à guérir ceux des autres.

— Mais, Monsieur, devrais-je faire une cure semblable ? dit avec effroi ma grand’mère.

— C’est inutile, Madame. Les manifestations que vous accusez céderont devant ma parole. Et puis vous avez près de vous quelqu’un de très puissant que je constitue désormais votre médecin. C’est votre mal, votre suractivité nerveuse. Je saurais la manière de vous en guérir, je me garderais bien de le faire. Il me suffit de lui commander. Je vois sur votre table un ouvrage de Bergotte. Guérie de votre nervosisme, vous ne l’aimeriez plus. Or, me sentirais-je le droit d’échanger les joies qu’il procure contre une intégrité nerveuse qui serait bien incapable de vous les donner ? Mais ces joies mêmes, c’est un puissant remède, le plus puissant de tous peut-être. Non, je n’en veux pas à votre énergie nerveuse. Je lui demande seulement de m’écouter ; je vous confie à elle. Qu’elle fasse machine en arrière. La force qu’elle mettait pour vous empêcher de vous promener, de prendre assez de nourriture, qu’elle l’emploie à vous faire manger, à vous faire lire, à vous faire sortir, à vous distraire de toutes façons. Ne me dites pas que vous êtes fatiguée. La fatigue est la réalisation organique d’une idée préconçue. Commencez par ne pas la penser. Et si jamais vous avez une petite indisposition, ce qui peut arriver à tout le monde, ce sera comme si vous ne l’aviez pas,