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Et je ne parle pas seulement des événements accomplis, mais de l’enchaînement de circonstances (c’était une des expressions favorites de M. de Charlus et souvent, quand il la prononçait, il conjoignait ses deux mains comme quand on veut prier, mais les doigts raides et comme pour faire comprendre par ce complexus ces circonstances qu’il ne spécifiait pas et leur enchaînement). Je vous donnerais une explication inconnue non seulement du passé, mais de l’avenir.

M. de Charlus s’interrompit pour me poser des questions sur Bloch dont on avait parlé sans qu’il eût l’air d’entendre, chez Mme  de Villeparisis. Et de cet accent dont il savait si bien détacher ce qu’il disait qu’il avait l’air de penser à toute autre chose et de parler machinalement par simple politesse ; il me demanda si mon camarade était jeune, était beau, etc. Bloch, s’il l’eût entendu, eût été plus en peine encore que pour M. de Norpois, mais à cause de raisons bien différentes, de savoir si M. de Charlus était pour ou contre Dreyfus. « Vous n’avez pas tort, si vous voulez vous instruire, me dit M. de Charlus après m’avoir posé ces questions sur Bloch, d’avoir parmi vos amis quelques étrangers. » Je répondis que Bloch était Français. « Ah ! dit M. de Charlus, j’avais cru qu’il était Juif. » La déclaration de cette incompatibilité me fit croire que M. de Charlus était plus antidreyfusard qu’aucune des personnes que j’avais rencontrées. Il protesta au contraire contre l’accusation de trahison portée contre Dreyfus. Mais ce fut sous cette forme : « Je crois que les journaux disent que Dreyfus a commis un crime contre sa patrie, je crois qu’on le dit, je ne fais pas attention aux journaux, je les lis comme je me lave les mains, sans trouver que cela vaille la peine de m’intéresser. En tout cas le crime est inexistant, le compatriote de votre ami aurait commis un crime contre sa patrie s’il avait trahi la Judée, mais qu’est-ce qu’il a à voir