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M. de Charlus gardait d’une façon presque constante un sourire sans direction déterminée ni destination particulière, et qui, préexistant de la sorte aux saluts des arrivants, se trouvait, quand ceux-ci entraient dans sa zone, dépouillé de toute signification d’amabilité pour eux. Néanmoins il fallait bien que j’allasse dire bonjour à Mme Swann. Mais, comme elle ne savait pas si je connaissais Mme de Marsantes et M. de Charlus, elle fut assez froide, craignant sans doute que je lui demandasse de me présenter. Je m’avançai alors vers M. de Charlus, et aussitôt le regrettai car, devant très bien me voir, il ne le marquait en rien. Au moment où je m’inclinai devant lui, je trouvai, distant de son corps dont il m’empêchait d’approcher de toute la longueur de son bras tendu, un doigt veuf, eût-on dit, d’un anneau épiscopal dont il avait l’air d’offrir, pour qu’on la baisât, la place consacrée, et dus paraître avoir pénétré, à l’insu du baron et par une effraction dont il me laissait la responsabilité, dans la permanence, la dispersion anonyme et vacante de son sourire. Cette froideur ne fut pas pour encourager beaucoup Mme Swann à se départir de la sienne.

— Comme tu as l’air fatigué et agité, dit Mme de Marsantes à son fils qui était venu dire bonjour à M. de Charlus.

Et en effet, les regards de Robert semblaient par moments atteindre à une profondeur qu’ils quittaient aussitôt comme un plongeur qui a touché le fond. Ce fond, qui faisait si mal à Robert quand il le touchait qu’il le quittait aussitôt pour y revenir un instant après, c’était l’idée qu’il avait rompu avec sa maîtresse.

— Ça ne fait rien, ajouta sa mère, en lui caressant la joue, ça ne fait rien, c’est bon de voir son petit garçon.

Mais cette tendresse paraissant agacer Robert, Mme de Marsantes entraîna son fils dans le fond du salon, là où, dans une baie tendue de soie jaune,