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froid, d’un peu sec, d’un peu couturier, dans la façon dont s’habillait sa cousine, découvrirait dans cette stricte sobriété un raffinement exquis. D’ailleurs entre elles l’harmonie, l’universelle gravitation préétablie de leur éducation, neutralisaient les contrastes non seulement d’ajustement mais d’attitude. À ces lignes invisibles et aimantées que l’élégance des manières tendait entre elles, le naturel expansif de la princesse venait expirer, tandis que vers elles, la rectitude de la duchesse se laissait attirer, infléchir, se faisait douceur et charme. Comme dans la pièce que l’on était en train de représenter, pour comprendre ce que la Berma dégageait de poésie personnelle, on n’avait qu’à confier le rôle qu’elle jouait, et qu’elle seule pouvait jouer, à n’importe quelle autre actrice, le spectateur qui eût levé les yeux vers le balcon eût vu, dans deux loges, un « arrangement » qu’elle croyait rappeler ceux de la princesse de Guermantes, donner simplement à la baronne de Morienval l’air excentrique, prétentieux et mal élevé, et un effort à la fois patient et coûteux pour imiter les toilettes et le chic de la duchesse de Guermantes, faire seulement ressembler Mme  de Cambremer à quelque pensionnaire provinciale, montée sur fil de fer, droite, sèche et pointue, un plumet de corbillard verticalement dressé dans les cheveux. Peut-être la place de cette dernière n’était-elle pas dans une salle où c’était seulement avec les femmes les plus brillantes de l’année que les loges (et même celles des plus hauts étages qui d’en bas semblaient de grosses bourriches piquées de fleurs humaines et attachées au cintre de la salle par les brides rouges de leurs séparations de velours) composaient un panorama éphémère que les morts, les scandales, les maladies, les brouilles modifieraient bientôt, mais qui en ce moment était immobilisé par l’attention, la chaleur, le vertige, la poussière, l’élégance et l’ennui, dans cette espèce d’instant éternel