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d’efforts musculaires, çà et là couronnés de brillants effets, toute cette éclaboussure de notes où du moins l’auditeur qui ne sait où se prendre croit trouver le talent dans sa réalité matérielle, tangible) ce jeu est devenu si transparent, si rempli de ce qu’il interprète, que lui-même on ne le voit plus, et qu’il n’est plus qu’une fenêtre qui donne sur un chef-d’œuvre. Les intentions entourant comme une bordure majestueuse ou délicate la voix et la mimique d’Aricie, d’Ismène, d’Hippolyte, j’avais pu les distinguer ; mais Phèdre se les était intériorisées, et mon esprit n’avait pas réussi à arracher à la diction et aux attitudes, à appréhender dans l’avare simplicité de leurs surfaces unies, ces trouvailles, ces effets qui n’en dépassaient pas, tant ils s’y étaient profondément résorbés. La voix de la Berma, en laquelle ne subsistait plus un seul déchet de matière inerte et réfractaire à l’esprit, ne laissait pas discerner autour d’elle cet excédent de larmes qu’on voyait couler, parce qu’elles n’avaient pu s’y imbiber, sur la voix de marbre d’Aricie ou d’Ismène, mais avait été délicatement assouplie en ses moindres cellules comme l’instrument d’un grand violoniste chez qui on veut, quand on dit qu’il a un beau son, louer non pas une particularité physique mais une supériorité d’âme ; et comme dans le paysage antique où à la place d’une nymphe disparue il y a une source inanimée, une intention discernable et concrète s’y était changée en quelque qualité du timbre, d’une limpidité étrange, appropriée et froide. Les bras de la Berma que les vers eux-mêmes, de la même émission par laquelle ils faisaient sortir sa voix de ses lèvres, semblaient soulever sur sa poitrine, comme ces feuillages que l’eau déplace en s’échappant ; son attitude en scène qu’elle avait lentement constituée, qu’elle modifierait encore, et qui était faite de raisonnements d’une autre profondeur que ceux dont on apercevait la trace dans les gestes de ses