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Un certain nombre de fauteuils d’orchestre avaient été mis en vente au bureau et achetés par des snobs ou des curieux qui voulaient contempler des gens qu’ils n’auraient pas d’autre occasion de voir de près. Et c’était bien, en effet, un peu de leur vraie vie mondaine habituellement cachée qu’on pourrait considérer publiquement, car la princesse de Parme ayant placé elle-même parmi ses amis les loges, les balcons et les baignoires, la salle était comme un salon où chacun changeait de place, allait s’asseoir ici ou là, près d’une amie.

À côté de moi étaient des gens vulgaires qui, ne connaissant pas les abonnés, voulaient montrer qu’ils étaient capables de les reconnaître et les nommaient tout haut. Ils ajoutaient que ces abonnés venaient ici comme dans leur salon, voulant dire par là qu’ils ne faisaient pas attention aux pièces représentées. Mais c’est le contraire qui avait lieu. Un étudiant génial qui a pris un fauteuil pour entendre la Berma ne pense qu’à ne pas salir ses gants, à ne pas gêner, à se concilier le voisin que le hasard lui a donné, à poursuivre d’un sourire intermittent le regard fugace, à fuir d’un air impoli le regard rencontré d’une personne de connaissance qu’il a découverte dans la salle et qu’après mille perplexités il se décide à aller saluer au moment où les trois coups, en retentissant avant qu’il soit arrivé jusqu’à elle, le forcent à s’enfuir comme les Hébreux dans la mer Rouge entre les flots houleux des spectateurs et des spectatrices qu’il a fait lever et dont il déchire les robes ou écrase les bottines. Au contraire, c’était parce que les gens du monde étaient dans leurs loges (derrière le balcon en terrasse), comme dans de petits salons suspendus dont une cloison eût été enlevée, ou dans de petits cafés où l’on va prendre une bavaroise, sans être intimidé par les glaces encadrées d’or, et les sièges rouges de l’établissement du genre napolitain ; c’est