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jour que leur porte était ouverte, qu’il était en bien mauvais état. Au reste, comment leur salle à manger, leur galerie obscure, aux meubles de peluche rouge, que je pouvais apercevoir quelquefois par la fenêtre de notre cuisine, ne m’auraient-ils pas semblé posséder le charme mystérieux du faubourg Saint-Germain, en faire partie d’une façon essentielle, y être géographiquement situés, puisque avoir été reçu dans cette salle à manger, c’était être allé dans le faubourg Saint-Germain, en avoir respiré l’atmosphère, puisque ceux qui, avant d’aller à table, s’asseyaient à côté de Mme de Guermantes sur le canapé de cuir de la galerie, étaient tous du faubourg Saint-Germain  ? Sans doute, ailleurs que dans le Faubourg, dans certaines soirées, on pouvait voir parfois trônant majestueusement au milieu du peuple vulgaire des élégants l’un de ces hommes qui ne sont que des noms et qui prennent tour à tour quand on cherche à se les représenter l’aspect d’un tournoi et d’une forêt domaniale. Mais ici, dans le premier salon du faubourg Saint-Germain, dans la galerie obscure, il n’y avait qu’eux. Ils étaient, en une matière précieuse, les colonnes qui soutenaient le temple. Même pour les réunions familières, ce n’était que parmi eux que Mme de Guermantes pouvait choisir ses convives, et dans les dîners de douze personnes, assemblés autour de la nappe servie, ils étaient comme les statues d’or des apôtres de la Sainte-Chapelle, piliers symboliques et consécrateurs, devant la Sainte Table. Quant au petit bout de jardin qui s’étendait entre de hautes murailles, derrière l’hôtel, et où l’été Mme de Guermantes faisait après dîner servir des liqueurs et l’orangeade, comment n’aurais-je pas pensé que s’asseoir, entre neuf et onze heures du soir, sur ses chaises de fer — douées d’un aussi grand pouvoir que le canapé de cuir — sans respirer les brises particulières au faubourg Saint-Germain, était aussi impossible que de faire la sieste dans l’oasis de Figuig,