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voulais en causer à leur maître d’hôtel. — Comment donc qu’on lui dit ? » s’interrompit-elle comme se posant une question de protocole ; elle se répondit à elle-même : « Ah oui ! c’est Antoine qu’on lui dit », comme si Antoine avait été un titre. « C’est lui qu’aurait pu m’en dire, mais c’est un vrai seigneur, un grand pédant, on dirait qu’on lui a coupé la langue ou qu’il a oublié d’apprendre à parler. Il ne vous fait même pas réponse quand on lui cause », ajoutait Françoise qui disait : « faire réponse », comme Mme  de Sévigné. « Mais, ajouta-t-elle sans sincérité, du moment que je sais ce qui cuit dans ma marmite, je ne m’occupe pas de celle des autres. En tout cas tout ça n’est pas catholique. Et puis c’est pas un homme courageux (cette appréciation aurait pu faire croire que Françoise avait changé d’avis sur la bravoure qui, selon elle, à Combray, ravalait les hommes aux animaux féroces, mais il n’en était rien. Courageux signifiait seulement travailleur). On dit aussi qu’il est voleur comme une pie, mais il ne faut pas toujours croire les cancans. Ici tous les employés partent, rapport à la loge, les concierges sont jaloux et ils montent la tête à la Duchesse. Mais on peut bien dire que c’est un vrai feignant que cet Antoine, et son « Antoinesse » ne vaut pas mieux que lui », ajoutait Françoise qui, pour trouver au nom d’Antoine un féminin qui désignât la femme du maître d’hôtel, avait sans doute dans sa création grammaticale un inconscient ressouvenir de chanoine et chanoinesse. Elle ne parlait pas mal en cela. Il existe encore près de Notre-Dame une rue appelée rue Chanoinesse, nom qui lui avait été donné (parce qu’elle n’était habitée que par des chanoines) par ces Français de jadis, dont Françoise était, en réalité, la contemporaine. On avait d’ailleurs, immédiatement après, un nouvel exemple de cette manière de former les féminins, car Françoise ajoutait :