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pêcher de me rappeler ce mot désagréable et pourtant bien innocent qu’il avait eu à Balbec : « De cette façon, j’ai barre sur elle. »

— Tu as mal compris ce que je t’ai dit pour le collier. Je ne te l’avais pas promis d’une façon formelle. Du moment que tu fais tout ce qu’il faut pour que je te quitte, il est bien naturel, voyons, que je ne te le donne pas ; je ne comprends pas où tu vois de la traîtrise là dedans, ni que je suis intéressé. On ne peut pas dire que je fais sonner mon argent, je te dis toujours que je suis un pauvre bougre qui n’a pas le sou. Tu as tort de le prendre comme ça, mon petit. En quoi suis-je intéressé ? Tu sais bien que mon seul intérêt, c’est toi.

— Oui, oui, tu peux continuer, lui dit-elle ironiquement, en esquissant le geste de quelqu’un qui vous fait la barbe. Et se tournant vers le danseur :

— Ah ! vraiment il est épatant avec ses mains. Moi qui suis une femme, je ne pourrais pas faire ce qu’il fait là. Et se tournant vers lui en lui montrant les traits convulsés de Robert : « Regarde, il souffre », lui dit-elle tout bas, dans l’élan momentané d’une cruauté sadique qui n’était d’ailleurs nullement en rapport avec ses vrais sentiments d’affection pour Saint-Loup.

— Écoute, pour la dernière fois, je te jure que tu auras beau faire, tu pourras avoir dans huit jours tous les regrets du monde, je ne reviendrai pas, la coupe est pleine, fais attention, c’est irrévocable, tu le regretteras un jour, il sera trop tard.

Peut-être était-il sincère et le tourment de quitter sa maîtresse lui semblait-il moins cruel que celui de rester près d’elle dans certaines conditions.

— Mais mon petit, ajouta-t-il en s’adressant à moi, ne reste pas là, je te dis, tu vas te mettre à tousser.

Je lui montrai le décor qui m’empêchait de me déplacer. Il toucha légèrement son chapeau et dit au journaliste :