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situation mondaine, sa famille, tout cela ne lui était pas indifférent certes, mais ne comptait en rien auprès des moindres choses qui concernaient sa maîtresse. Cela seul avait pour lui du prestige, infiniment plus de prestige que les Guermantes et tous les rois de la terre. Je ne sais pas s’il se formulait à lui-même qu’elle était d’une essence supérieure à tout, mais je sais qu’il n’avait de considération, de souci, que pour ce qui la touchait. Par elle, il était capable de souffrir, d’être heureux, peut-être de tuer. Il n’y avait vraiment d’intéressant, de passionnant pour lui, que ce que voulait, ce que ferait sa maîtresse, que ce qui se passait, discernable tout au plus par des expressions fugitives, dans l’espace étroit de son visage et sous son front privilégié. Si délicat pour tout le reste, il envisageait la perspective d’un brillant mariage, seulement pour pouvoir continuer à l’entretenir, à la garder. Si on s’était demandé à quel prix il l’estimait, je crois qu’on n’eût jamais pu imaginer un prix assez élevé. S’il ne l’épousait pas c’est parce qu’un instinct pratique lui faisait sentir que, dès qu’elle n’aurait plus rien à attendre de lui, elle le quitterait ou du moins vivrait à sa guise, et qu’il fallait la tenir par l’attente du lendemain. Car il supposait que peut-être elle ne l’aimait pas. Sans doute, l’affection générale appelée amour devait le forcer — comme elle fait pour tous les hommes — à croire par moments qu’elle l’aimait. Mais pratiquement il sentait que cet amour qu’elle avait pour lui n’empêchait pas qu’elle ne restât avec lui qu’à cause de son argent, et que le jour où elle n’aurait plus rien à attendre de lui elle s’empresserait (victime des théories de ses amis de la littérature et tout en l’aimant, pensait-il) de le quitter.

— Je lui ferai aujourd’hui, si elle est gentille, me dit-il, un cadeau qui lui fera plaisir. C’est un collier qu’elle a vu chez Boucheron. C’est un peu cher pour moi en ce moment : trente mille francs. Mais ce pauvre