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Et avec la même force que s’il avait peur que je l’interrompisse ou ne le comprisse pas :

— La vraie influence, c’est celle du milieu intellectuel ! On est l’homme de son idée !

Il s’arrêta un instant, avec le sourire de quelqu’un qui a bien digéré, laissa tomber son monocle, et posant son regard comme une vrille sur moi :

— Tous les hommes d’une même idée sont pareils, me dit-il, d’un air de défi. Il n’avait sans doute aucun souvenir que je lui avais dit peu de jours auparavant ce qu’il s’était en revanche si bien rappelé.

Je n’arrivais pas tous les soirs au restaurant de Saint-Loup dans les mêmes dispositions. Si un souvenir, un chagrin qu’on a, sont capables de nous laisser au point que nous ne les apercevions plus, ils reviennent aussi et parfois de longtemps ne nous quittent. Il y avait des soirs où, en traversant la ville pour aller vers le restaurant, je regrettais tellement Mme de Guermantes, que j’avais peine à respirer : on aurait dit qu’une partie de ma poitrine avait été sectionnée par un anatomiste habile, enlevée, et remplacée par une partie égale de souffrance immatérielle, par un équivalent de nostalgie et d’amour. Et les points de suture ont beau avoir été bien faits, on vit assez malaisément quand le regret d’un être est substitué aux viscères, il a l’air de tenir plus de place qu’eux, on le sent perpétuellement, et puis, quelle ambiguïté d’être obligé de penser une partie de son corps ! Seulement il semble qu’on vaille davantage. À la moindre brise on soupire d’oppression, mais aussi de langueur. Je regardais le ciel. S’il était clair, je me disais : « Peut-être elle est à la campagne, elle regarde les mêmes étoiles », et qui sait si, en arrivant au restaurant, Robert ne va pas me dire : « Une bonne nouvelle, ma tante vient de m’écrire, elle voudrait te voir, elle va venir ici. » Ce n’est pas dans le firmament seul que je mettais la pensée de Mme de Guermantes. Un souffle d’air un