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m’étais soudain souvenu des costumes que j’avais jusqu’ici laissés au fond de ma malle. J’en mettais chaque jour un différent, et j’avais même écrit à Paris pour me faire envoyer de nouveaux chapeaux, et de nouvelles cravates.

C’est un grand charme ajouté à la vie dans une station balnéaire comme était Balbec, si le visage d’une jolie fille, une marchande de coquillages, de gâteaux ou de fleurs, peint en vives couleurs dans notre pensée, est quotidiennement pour nous dès le matin le but de chacune de ces journées oisives et lumineuses qu’on passe sur la plage. Elles sont alors, et par là, bien que désœuvrées, alertes comme des journées de travail, aiguillées, aimantées, soulevées légèrement vers un instant prochain, celui où tout en achetant des sablés, des roses, des ammonites, on se délectera à voir, sur un visage féminin, les couleurs étalées aussi purement que sur une fleur. Mais au moins, ces petites marchandes, d’abord, on peut leur parler, ce qui évite d’avoir à construire avec l’imagination les autres côtés que ceux que nous fournit la simple perception visuelle, et à recréer leur vie, à s’exagérer son charme, comme devant un portrait ; surtout, justement parce qu’on leur parle, on peut apprendre où, à quelles heures on peut les retrouver. Or il n’en était nullement ainsi pour moi en ce qui concernait les jeunes filles de la petite bande. Leurs habitudes m’étant inconnues, quand certains jours je ne les apercevais pas, ignorant la cause de leur absence, je cherchais si celle-ci était quelque chose de fixe, si on ne les voyait que tous les deux jours, ou quand il faisait tel temps, ou s’il y avait des jours où on ne les voyait jamais. Je me figurais d’avance ami avec elles et leur disant : « Mais vous n’étiez pas là tel jour ? — Ah ! oui, c’est parce que c’était un samedi, le samedi nous ne venons jamais parce que… » Encore si c’était aussi simple que de savoir que le triste samedi il est