Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 5.djvu/48

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tache pour les garçons de café, une satisfaction d’amour-propre donnée aux domestiques et que cette dame qui venait de sortir était Françoise (probablement en visite à la caféterie ou en train de regarder coudre la femme de chambre de la dame belge), satisfaction qui ne suffisait pas encore au lift car il disait volontiers en s’apitoyant sur sa propre classe : « chez l’ouvrier » ou « chez le petit », se servant du même singulier que Racine quand il dit : « le pauvre… ». Mais d’habitude, car mon zèle et ma timidité du premier jour étaient loin, je ne parlais plus au lift. C’était lui maintenant qui restait sans recevoir de réponses dans la courte traversée dont il filait les nœuds à travers l’hôtel, évidé comme un jouet et qui déployait autour de nous, étage par étage, ses ramifications de couloirs dans les profondeurs desquels la lumière se veloutait, se dégradait, amincissait les portes de communication ou les degrés des escaliers intérieurs qu’elle convertissait en cette ambre dorée, inconsistante et mystérieuse comme un crépuscule, où Rembrandt découpe tantôt l’appui d’une fenêtre ou la manivelle d’un puits. Et à chaque étage une lueur d’or reflétée sur le tapis annonçait le coucher du soleil et la fenêtre des cabinets.

Je me demandais si les jeunes filles que je venais de voir habitaient Balbec et qui elles pouvaient être. Quand le désir est ainsi orienté vers une petite tribu humaine qu’il sélectionne, tout ce qui peut se rattacher à elle devient motif d’émotion, puis de rêverie. J’avais entendu une dame dire sur la digue : « C’est une amie de la petite Simonet » avec l’air de précision avantageuse de quelqu’un qui explique : « C’est le camarade inséparable du petit La Rochefoucauld. » Et aussitôt on avait senti sur la figure de la personne à qui on apprenait cela une curiosité de mieux regarder la personne favorisée qui était « amie de la petite Simonet ». Un privilège assurément qui ne paraissait pas donné