Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 5.djvu/228

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

boire au télégraphiste qui lui apporte une dépêche). Il avait l’air d’inspecter le néant, de vouloir donner, grâce à sa bonne tenue personnelle, un air provisoire à la misère que l’on sentait dans cet hôtel où la saison n’avait pas été bonne, et paraissait comme le fantôme d’un souverain qui revient hanter les ruines de ce qui fut jadis son palais. Il fut surtout mécontent quand le chemin de fer d’intérêt local, qui n’avait plus assez de voyageurs, cessa de fonctionner pour jusqu’au printemps suivant. « Ce qui manque ici, disait le directeur, ce sont les moyens de commotion. » Malgré le déficit qu’il enregistrait, il faisait pour les années suivantes des projets grandioses. Et comme il était tout de même capable de retenir exactement de belles expressions, quand elles s’appliquaient à l’industrie hôtelière et avaient pour effet de la magnifier : « Je n’étais pas suffisamment secondé quoique à la salle à manger j’avais une bonne équipe, disait-il ; mais les chasseurs laissaient un peu à désirer ; vous verrez l’année prochaine quelle phalange je saurai réunir. » En attendant, l’interruption des services du B.C.B. l’obligeait à envoyer chercher les lettres et quelquefois conduire les voyageurs dans une carriole. Je demandais souvent à monter à côté du cocher et cela me fit faire des promenades par tous les temps, comme dans l’hiver que j’avais passé à Combray.

Parfois pourtant la pluie trop cinglante nous retenait, ma grand’mère et moi, le Casino étant fermé, dans des pièces presque complètement vides comme à fond de cale d’un bateau quand le vent souffle, et où chaque jour, comme au cours d’une traversée, une nouvelle personne d’entre celles près de qui nous avions passé trois mois sans les connaître, le premier président de Rennes, le bâtonnier de Caen, une dame américaine et ses filles, venaient à nous, entamaient la conversation, inventaient quelque manière de trouver les heures moins longues, révélaient un talent, nous