Page:Proust - À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 5.djvu/214

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que voir l’ingrat ne la rendît malgré tout plus heureuse qu’il ne la fait souffrir par ses mensonges. Parmi les hommes qui m’ont paru pratiquer avec le plus de suite le système des fins multiples se trouve M. de Norpois. Il acceptait quelquefois de s’entremettre entre deux amis brouillés, et cela faisait qu’on l’appelait le plus obligeant des hommes. Mais il ne lui suffisait pas d’avoir l’air de rendre service à celui qui était venu le solliciter, il présentait à l’autre la démarche qu’il faisait auprès de lui comme entreprise non à la requête du premier, mais dans l’intérêt du second, ce qu’il persuadait facilement à un interlocuteur suggestionné d’avance par l’idée qu’il avait devant lui « le plus serviable des hommes ». De cette façon, jouant sur les deux tableaux, faisant ce qu’on appelle en termes de coulisse de la contre-partie, il ne laissait jamais courir aucun risque à son influence, et les services qu’il rendait ne constituaient pas une aliénation, mais une fructification d’une partie de son crédit. D’autre part, chaque service, semblant doublement rendu, augmentait d’autant plus sa réputation d’ami serviable, et encore d’ami serviable avec efficacité, qui ne donne pas des coups d’épée dans l’eau, dont toutes les démarches portent, ce que démontrait la reconnaissance des deux intéressés. Cette duplicité dans l’obligeance était, et avec des démentis comme en toute créature humaine, une partie importante du caractère de M. de Norpois. Et souvent au ministère, il se servit de mon père, lequel était assez naïf, en lui faisant croire qu’il le servait.

Plaisant plus qu’elle ne voulait et n’ayant pas besoin de claironner ses succès, Albertine garda le silence sur la scène qu’elle avait eue avec moi auprès de son lit, et qu’une laide aurait voulu faire connaître à l’univers. D’ailleurs son attitude dans cette scène, je ne parvenais pas à me l’expliquer. Pour ce qui concerne l’hypothèse d’une vertu absolue (hypothèse à laquelle