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rendez-vous où il ne sera pas venu, pour une même raison permanente à la place de laquelle il croit avoir des raisons variées, tirées des circonstances.

Un des matins qui suivirent celui où Andrée m’avait dit qu’elle était obligée de rester auprès de sa mère, je faisais quelques pas avec Albertine que j’avais aperçue, élevant au bout d’un cordonnet un attribut bizarre qui la faisait ressembler à l’« Idolâtrie » de Giotto ; il s’appelle d’ailleurs un « diabolo » et est tellement tombé en désuétude que devant le portrait d’une jeune fille en tenant un, les commentateurs de l’avenir pourront disserter comme devant telle figure allégorique de l’Arêna, sur ce qu’elle a dans la main. Au bout d’un moment, leur amie à l’air pauvre et dur, qui avait ricané le premier jour d’un air si méchant : « Il me fait de la peine ce pauvre vieux » en parlant du vieux monsieur effleuré par les pieds légers d’Andrée, vint dire à Albertine : « Bonjour, je vous dérange ? » Elle avait ôté son chapeau qui la gênait, et ses cheveux comme une variété végétale ravissante et inconnue reposaient sur son front dans la minutieuse délicatesse de leur foliation. Albertine, peut-être irritée de la voir tête nue, ne répondit rien, garda un silence glacial malgré lequel l’autre resta, tenue à distance de moi par Albertine qui s’arrangeait à certains instants pour être seule avec elle, à d’autres pour marcher avec moi, en la laissant derrière. Je fus obligé pour qu’elle me présentât de le lui demander devant l’autre. Alors au moment où Albertine me nomma, sur la figure et dans les yeux bleus de cette jeune fille à qui j’avais trouvé un air si cruel quand elle avait dit : « Ce pauvre vieux, y m’fait d’la peine », je vis passer et briller un sourire cordial, aimant, et elle me tendit la main. Ses cheveux étaient dorés, et ne l’étaient pas seuls ; car si ses joues étaient roses et ses yeux bleus, c’était comme le ciel encore empourpré du matin où partout pointe et brille l’or.