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par une jeune fille portant un toquet et un manchon, si différente de celle que j’avais vue à la réunion d’Elstir que reconnaître en elle la même personne semblait pour l’esprit une opération impossible ; le mien y réussit cependant, mais après une seconde de surprise qui, je crois, n’échappa pas à Albertine. D’autre part me souvenant à ce moment-là des « bonnes façons » qui m’avaient frappé, elle me fit éprouver l’étonnement inverse par son ton rude et ses manières « petite bande ». Au reste la tempe avait cessé d’être le centre optique et rassurant du visage, soit que je fusse placé de l’autre côté, soit que le toquet la recouvrît, soit que son inflammation ne fût pas constante. « Quel temps ! me dit-elle, au fond l’été sans fin à Balbec est une vaste blague. Vous ne faites rien ici ? On ne vous voit jamais au golf, aux bals du Casino ; vous ne montez pas à cheval non plus. Comme vous devez vous raser ! Vous ne trouvez pas qu’on se bêtifie à rester tout le temps sur la plage ? Ah ! vous aimez à faire le lézard ? Vous avez du temps de reste. Je vois que vous n’êtes pas comme moi, j’adore tous les sports ! Vous n’étiez pas aux courses de la Sogne ? Nous y sommes allés par le tram et je comprends que ça ne vous amuse pas de prendre un tacot pareil ! nous avons mis deux heures ! J’aurais fait trois fois l’aller et retour avec ma bécane. » Moi qui avais admiré Saint-Loup quand il avait appelé tout naturellement le petit chemin de fer d’intérêt local le tortillard, à cause des innombrables détours qu’il faisait, j’étais intimidé par la facilité avec laquelle Albertine disait le « tram », le « tacot ». Je sentais sa maîtrise dans un mode de désignations où j’avais peur qu’elle ne constatât et ne méprisât mon infériorité. Encore la richesse de synonymes que possédait la petite bande pour désigner ce chemin de fer ne m’était-elle pas encore révélée. En parlant, Albertine gardait la tête immobile, les narines serrées, ne faisait remuer