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trefois sur des instruments anciens. Saint-Loup me dit que même dans la société aristocratique la plus fermée son oncle Palamède se distinguait encore comme particulièrement difficile d’accès, dédaigneux, entiché de sa noblesse, formant avec la femme de son frère et quelques autres personnes choisies ce qu’on appelait le cercle des Phénix. Là même il était si redouté pour ses insolences qu’autrefois il était arrivé que des gens du monde qui désiraient le connaître et s’étaient adressés à son propre frère avaient essuyé un refus. « Non, ne me demandez pas de vous présenter à mon frère Palamède. Ma femme, nous tous, nous nous y attellerions que nous ne pourrions pas. Ou bien vous risqueriez qu’il ne soit pas aimable et je ne le voudrais pas. » Au Jockey, il avait avec quelques amis désigné deux cents membres qu’ils ne se laisseraient jamais présenter. Et chez le comte de Paris il était connu sous le sobriquet du « Prince » à cause de son élégance et de sa fierté.

Saint-Loup me parla de la jeunesse, depuis longtemps passée, de son oncle. Il amenait tous les jours des femmes dans une garçonnière qu’il avait en commun avec deux de ses amis, beaux comme lui, ce qui faisait qu’on les appelait « les trois Grâces ».

— Un jour un des hommes qui est aujourd’hui des plus en vue dans le faubourg Saint-Germain, comme eût dit Balzac, mais qui dans une première période assez fâcheuse montrait des goûts bizarres, avait demandé à mon oncle de venir dans cette garçonnière. Mais à peine arrivé ce ne fut pas aux femmes, mais à mon oncle Palamède, qu’il se mit à faire une déclaration. Mon oncle fit semblant de ne pas comprendre, emmena sous un prétexte ses deux amis, ils revinrent, prirent le coupable, le déshabillèrent, le frappèrent jusqu’au sang, et par un froid de dix degrés au-dessous de zéro le jetèrent à coups de pieds dehors où il fut trouvé à demi mort, si bien que la justice fit une