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chez lui à côté du goût qu’il avait d’elle rien que pour pouvoir mieux fêter ses amis, lui faisait mettre si négligemment son luxe à leurs pieds ; j’y sentais surtout la certitude ou l’illusion qu’avaient eu ces grands seigneurs d’être « plus que les autres », grâce à quoi ils n’avaient pu léguer à Saint-Loup ce désir de montrer qu’on est « autant que les autres », cette peur de paraître trop empressé qui lui était en effet vraiment inconnue et qui enlaidit de tant de laideur et de gaucherie la plus sincère amabilité plébéienne. Quelquefois je me reprochais de prendre ainsi plaisir à considérer mon ami comme une œuvre d’art, c’est-à-dire à regarder le jeu de toutes les parties de son être comme harmonieusement réglé par une idée générale à laquelle elles étaient suspendues mais qu’il ne connaissait pas et qui par conséquent n’ajoutait rien à ses qualités propres, à cette valeur personnelle d’intelligence et de moralité à quoi il attachait tant de prix.

Et pourtant elle était, dans une certaine mesure, leur condition. C’est parce qu’il était un gentilhomme que cette activité mentale, ces aspirations socialistes, qui lui faisaient rechercher de jeunes étudiants prétentieux et mal mis, avaient chez lui quelque chose de vraiment pur et désintéressé qu’elles n’avaient pas chez eux. Se croyant l’héritier d’une caste ignorante et égoïste, il cherchait sincèrement à ce qu’ils lui pardonnassent ces origines aristocratiques qui exerçaient sur eux, au contraire, une séduction et à cause desquelles ils le recherchaient, tout en simulant à son égard la froideur et même l’insolence. Il était ainsi amené à faire des avances à des gens dont mes parents, fidèles à la sociologie de Combray, eussent été stupéfaits qu’il ne se détournât pas. Un jour que nous étions assis sur le sable, Saint-Loup et moi, nous entendîmes d’une tente de toile contre laquelle nous étions, sortir des imprécations contre le fourmillement d’Israélites