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Malheureusement, s’il y avait quelqu’un qui, plus que quiconque, vécût enfermé dans son univers particulier, c’était ma grand’mère. Elle ne m’aurait même pas méprisé, elle ne m’aurait pas compris, si elle avait su que j’attachais de l’importance à l’opinion, que j’éprouvais de l’intérêt pour la personne de gens dont elle ne remarquait seulement pas l’existence et dont elle devait quitter Balbec sans avoir retenu le nom ; je n’osais pas lui avouer que si ces mêmes gens l’avaient vu causer avec Mme  de Villeparisis, j’en aurais eu un grand plaisir, parce que je sentais que la marquise avait du prestige dans l’hôtel et que son amitié nous eût posés aux yeux de M. de Stermaria. Non d’ailleurs que l’amie de ma grand’mère me représentât le moins du monde une personne de l’aristocratie : j’étais trop habitué à son nom devenu familier à mes oreilles avant que mon esprit s’arrêtât sur lui, quand tout enfant je l’entendais prononcer à la maison ; et son titre n’y ajoutait qu’une particularité bizarre comme aurait fait un prénom peu usité, ainsi qu’il arrive dans les noms de rue où on n’aperçoit rien de plus noble dans la rue Lord-Byron, dans la si populaire et vulgaire rue Rochechouart, ou dans la rue de Grammont que dans la rue Léonce-Reynaud ou la rue Hippolyte-Lebas. Mme  de Villeparisis ne me faisait pas plus penser à une personne d’un monde spécial que son cousin Mac Mahon que je ne différenciais pas de M. Carnot, président de la République comme lui, et de Raspail dont Françoise avait acheté la photographie avec celle de Pie IX. Ma grand’mère avait pour principe qu’en voyage on ne doit plus avoir de relations, qu’on ne va pas au bord de la mer pour voir des gens, qu’on a tout le temps pour cela à Paris, qu’ils vous feraient perdre en politesses, en banalités, le temps précieux qu’il faut passer tout entier au grand air, devant les vagues ; et trouvant plus commode de supposer que cette opinion était partagée par tout le monde et