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morgue qui les préservait de toute sympathie humaine, de tout intérêt pour les inconnus assis autour d’eux, et au milieu desquels M. de Stermaria gardait l’air glacial, pressé, distant, rude, pointilleux et malintentionné, qu’on a dans un buffet de chemin de fer au milieu de voyageurs qu’on n’a jamais vus, qu’on ne reverra pas, et avec qui on ne conçoit d’autres rapports que de défendre contre eux son poulet froid et son coin dans le wagon. À peine commencions-nous à déjeuner qu’on vint nous faire lever sur l’ordre de M. de Stermaria, lequel venait d’arriver et, sans le moindre geste d’excuse à notre adresse, pria à haute voix le maître d’hôtel de veiller à ce qu’une pareille erreur ne se renouvelât pas, car il lui était désagréable que « des gens qu’il ne connaissait pas » eussent pris sa table.

Et certes dans le sentiment qui poussait une certaine actrice (plus connue d’ailleurs à cause de son élégance, de son esprit, de ses belles collections de porcelaine allemande que pour quelques rôles joués à l’Odéon), son amant, jeune homme très riche pour lequel elle s’était cultivée, et deux hommes très en vue de l’aristocratie, à faire dans la vie bande à part, à ne voyager qu’ensemble, à prendre à Balbec leur déjeuner, très tard, quand tout le monde avait fini, à passer la journée dans leur salon à jouer aux cartes, il n’entrait aucune malveillance, mais seulement les exigences du goût qu’ils avaient pour certaines formes spirituelles de conversation, pour certains raffinements de bonne chère, lequel leur faisait trouver plaisir à ne vivre, à ne prendre leurs repas qu’ensemble, et leur eût rendu insupportable la vie en commun avec des gens qui n’y avaient pas été initiés. Même devant une table servie, ou devant une table à jeu, chacun d’eux avait besoin de savoir que dans le convive ou le partenaire qui était assis en face de lui, reposaient en suspens et inutilisés un certain savoir qui permet