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ciaire. Tout ce que je ressentais pour lui, j’osais le lui écrire dans une longue lettre que je confiai à Gilberte en la priant de la lui remettre. Elle y consentit. Hélas ! il voyait donc en moi un plus grand imposteur encore que je ne pensais ! ces sentiments que j’avais cru peindre, en seize pages, avec tant de vérité, il en avait donc douté ! La lettre que je lui écrivis, aussi ardente et aussi sincère que les paroles que j’avais dites à M. de Norpois, n’eut pas plus de succès. Gilberte me raconta le lendemain, après m’avoir emmené à l’écart derrière un massif de lauriers, dans une petite allée où nous nous assîmes chacun sur une chaise, qu’en lisant la lettre, qu’elle me rapportait, son père avait haussé les épaules en disant : « Tout cela ne signifie rien, cela ne fait que prouver combien j’ai raison. » Moi qui savais la pureté de mes intentions, la bonté de mon âme, j’étais indigné que mes paroles n’eussent même pas effleuré l’absurde erreur de Swann. Car ce fut une erreur, je n’en doutais pas alors. Je sentais que j’avais décrit avec tant d’exactitude certaines caractéristiques irrécusables de mes sentiments généreux que, pour que d’après elles Swann ne les eût pas aussitôt reconstitués, ne fût pas venu me demander pardon et avouer qu’il s’était trompé, il fallait que ces nobles sentiments, il ne les eût lui-même jamais ressentis, ce qui devait le rendre incapable de les comprendre chez les autres.

Or, peut-être simplement Swann savait-il que la générosité n’est souvent que l’aspect intérieur que prennent nos sentiments égoïstes quand nous ne les avons pas encore nommés et classés. Peut-être avait-il reconnu dans la sympathie que je lui exprimais un simple effet — et une confirmation enthousiaste — de mon amour pour Gilberte, par lequel — et non par ma vénération secondaire pour lui — seraient fatalement dans la suite dirigés mes actes. Je ne pouvais partager ses prévisions, car je n’avais pas réussi à