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les autres domestiques ou par les concierges qu’elle avait fait le guet (car Françoise ne voyait partout que « jalousies » et « racontages » qui jouaient dans son imagination le même rôle permanent et funeste que, pour telles autres personnes, les intrigues des jésuites ou des juifs), elle s’était contentée de regarder par la croisée de la cuisine, « pour ne pas avoir des raisons avec Madame », et sous l’aspect sommaire de M. de Norpois elle avait « cru voir Monsieur Legrand », à cause de son agileté, et bien qu’il n’y eût pas un trait commun entre eux. « Mais enfin, lui demanda ma mère, comment expliquez-vous que personne ne fasse la gelée aussi bien que vous (quand vous le voulez). — Je ne sais pas d’où ce que ça devient », répondit Françoise (qui n’établissait pas une démarcation bien nette entre le verbe venir, au moins pris dans certaines acceptions, et le verbe devenir). Elle disait vrai du reste, en partie, et n’était pas beaucoup plus capable – ou désireuse – de dévoiler le mystère qui faisait la supériorité de ses gelées ou de ses crèmes, qu’une grande élégante pour ses toilettes, ou une grande cantatrice pour son chant. Leurs explications ne nous disent pas grand’chose ; il en était de même des recettes de notre cuisinière. « Ils font cuire trop à la va-vite, répondit-elle en parlant des grands restaurateurs, et puis pas tout ensemble. Il faut que le bœuf, il devienne comme une éponge, alors il boit tout le jus jusqu’au fond. Pourtant il y avait un de ces Cafés où il me semble qu’on savait bien un peu faire la cuisine. Je ne dis pas que c’était tout à fait ma gelée, mais c’était fait bien doucement et les soufflés ils avaient bien de la crème. — Est-ce Henry ? demanda mon père qui nous avait rejoints et appréciait beaucoup le restaurant de la place Gaillon où il avait à dates fixes des repas de corps. — Oh non ! dit Françoise avec une douceur qui cachait un profond dédain, je parlais d’un petit restaurant. Chez cet Henry c’est