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Cependant, mon père, pour aller au-devant des critiques que nous aurions pu faire sur notre invité, dit à maman :

— J’avoue que le père Norpois a été un peu « poncif » comme vous dites. Quand il a dit qu’il aurait été « peu séant » de poser une question au comte de Paris, j’ai eu peur que vous ne vous mettiez à rire.

— Mais pas du tout, répondit ma mère, j’aime beaucoup qu’un homme de cette valeur et de cet âge ait gardé cette sorte de naïveté qui ne prouve qu’un fond d’honnêteté et de bonne éducation.

— Je crois bien ! Cela ne l’empêche pas d’être fin et intelligent, je le sais moi qui le vois à la Commission tout autre qu’il n’est ici, s’écria mon père, heureux de voir que maman appréciait M. de Norpois, et voulant lui persuader qu’il était encore supérieur à ce qu’elle croyait, parce que la cordialité surfait avec autant de plaisir qu’en prend la taquinerie à déprécier. Comment a-t-il donc dit… « avec les princes on ne sait jamais… »

— Mais oui, comme tu dis là. J’avais remarqué, c’est très fin. On voit qu’il a une profonde expérience de la vie.

— C’est extraordinaire qu’il ait dîné chez les Swann et qu’il y ait trouvé en somme des gens réguliers, des fonctionnaires… Où est-ce que Mme Swann a pu aller pêcher ce monde-là ?

— As-tu remarqué avec quelle malice il a fait cette réflexion : « C’est une maison où il va surtout des hommes ! »

Et tous deux cherchaient à reproduire la manière dont M. de Norpois avait dit cette phrase, comme ils auraient fait pour quelque intonation de Bressant ou de Thiron dans l’Aventurière ou dans le Gendre de M. Poirier. Mais de tous ses mots, le plus goûté le fut par Françoise qui, encore plusieurs années après, ne pouvait pas « tenir son sérieux » si on lui rappelait