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crois pas qu’elle approchera jamais de sa mère, si je peux dire cela sans blesser en vous un sentiment trop vif.

— Je préfère la figure de Mlle Swann, mais j’admire aussi énormément sa mère, je vais me promener au Bois rien que dans l’espoir de la voir passer.

— Ah ! mais je vais leur dire cela, elles seront très flattées.

Pendant qu’il disait ces mots, M. de Norpois était, pour quelques secondes encore, dans la situation de toutes les personnes qui, m’entendant parler de Swann comme d’un homme intelligent, de ses parents comme d’agents de change honorables, de sa maison comme d’une belle maison, croyaient que je parlerais aussi volontiers d’un autre homme aussi intelligent, d’autres agents de change aussi honorables, d’une autre maison aussi belle ; c’est le moment où un homme sain d’esprit qui cause avec un fou ne s’est pas encore aperçu que c’est un fou. M. de Norpois savait qu’il n’y a rien que de naturel dans le plaisir de regarder les jolies femmes, qu’il est de bonne compagnie, dès que quelqu’un nous parle avec chaleur de l’une d’elles, de faire semblant de croire qu’il en est amoureux, de l’en plaisanter, et de lui promettre de seconder ses desseins. Mais en disant qu’il parlerait de moi à Gilberte et à sa mère (ce qui me permettrait, comme une divinité de l’Olympe qui a pris la fluidité d’un souffle ou plutôt l’aspect du vieillard dont Minerve emprunte les traits, de pénétrer moi-même, invisible, dans le salon de Mme Swann, d’attirer son attention, d’occuper sa pensée, d’exciter sa reconnaissance pour mon admiration, de lui apparaître comme l’ami d’un homme important, de lui sembler à l’avenir digne d’être invité par elle et d’entrer dans l’intimité de sa famille), cet homme important qui allait user en ma faveur du grand prestige qu’il devait avoir aux yeux de Mme Swann m’inspira subitement une tendresse si grande que j’eus peine à me retenir de ne pas embras-